Nous
sommes des êtres d’habitude, même si l’on s’en défend, même si l’on fait tout
pour échapper à ce piège de l’espèce semblable à celui qui nous pousse à nous
reproduire. Il y a là une programmation inflexible, et arracher quelque
excroissance de ce cancer n’atteint pas la racine indurée au plus profond de
nos gènes. On a beau masquer la réalité, un jour, elle nous rattrape, et ce
croche-pied du temps parcouru nous met, avec la violence d’une chute sur des
graviers acérés, face à la cohorte d’absences qui a jalonné notre chemin. Nous
voilà pris dans l’invisible filet, car on ne parcourt pas le temps, on
l’accumule sur nos années d’errances au travers des illusions que nous
chérissons pour masquer cette réalité : la mort fait partie de la vie.
Comme une forêt qui s’éclaircit en même temps qu’elle se
renouvelle, la colonie générationnelle se raréfie, ici et là, un vide, un
temps, puis le vide disparaît, un autre arbre se plante et croît, tout change,
du moins en apparence.
En marchant dans le village ce matin, j’ai croisé ces
maisons fermées où, il y a peu, la vie palpitait encore. De moins en moins fort
certes, comme hésitante à rester ou partir, terrée derrière ces murs conçus
pour se protéger, se cacher et finalement disparaître un matin dans la pudeur du
terrier, comme pour s’excuser de quitter ce monde avant d’être tombé dans
l’oubli, comme ceux de la maison d’en face que les murs ont depuis longtemps
digérés et qui ne laissent plus qu’une interrogation.
Le temps vient rapidement à bout de tout et de la mémoire.
La presque ruine ne livre plus que mystère. Sa toiture crevée par la croissance
d’un saule, sa porte ouverte sur un quotidien abandonné à la poussière et aux
araignées, sa vigne au bois dormant qui en condamne désormais l’accès, ne
disent plus qui vécut ici, heureux ou malheureux. La question reste sans
réponse. Et la nuit, cette bouche béante d’ombre inspire terreur.
Ce que l’on ne comprend pas est menace et l’instinct qui
préside encore à nos réactions nous somme de fuir, de nous éloigner au plus
vite, avant que ce que l’on sent déjà nous grignoter, ne nous dévore
totalement.
Dans ce bout du village, parmi toutes ces absences
définitives ou partielles, il ne reste plus qu’une seule maison vivante.
Pourtant celle-là non plus, même en plein jour, n’incite pas à s’arrêter. Il y
a en elle quelque chose du sarcophage. Il isole et phagocyte doucement ceux qui
l’habitent.
Ici, dans ce pays creusois, le granit a servi à construire
la demeure des vivants et des morts, épaisseur inviolable dressée contre l’adversité,
barrière minérale dont aucune porte ne s’ouvre sur la liberté.
Illusion, illusion.
La maison près du lavoir, vide elle aussi, fantomatique les
nuits de pleine lune, dominait jusqu’à présent une vaste pelouse fleurie et
bien entretenue. Elle m’apparaît dans ma vision dévorée par les broussailles où
quelques marguerites blanches, rescapées, se dressent en bouquets, comme pour
témoigner des restes d’un présent pas tout à fait vaincu. J’envisage en
cueillir quand j’aperçois sa propriétaire guerroyant contre les herbes. Vaine
tentative au regard de son âge, acte pathétique de ne pas abandonner sa
maîtrise sur les éléments. Toute une vie à dompter la terre ne peut se réduire
au fauteuil quand la fatigue s’insinue dans la chair. Elle se redresse, m’aperçoit,
soupire et décide d’une trêve. Elle m’invite à la suivre. Depuis le décès de
son mari, elle habite avec sa sœur, la maison d’à côté. Nous entrons. La pièce
à vivre est d’une froideur inhabituelle, elle suinte l’abandon et transpire
l’absence. Abandonnée ici la lutte répétitive pour l’hygiène contre la crasse.
De grosses taches maculent le sol fait de larges dalles de granit jointées,
propre aux maisons anciennes. De la vaisselle sale traîne dans l’évier. Nulle
trace de la sœur, le grillon du foyer semble avoir déserté les lieux. Je
regarde alentour, quelques chaises vides, un fauteuil désemparé, je comprends.
L’absence, encore !
Je suis restée trop longtemps partie, ce que je connaissais
n’existe plus, effacé, digéré. Rien ne ressemble plus à rien, pas même la
disposition des lieux. Je sais, ce n’est qu’un rêve, mais il me place face à
l’inconcevable construit de ces innombrables absences cumulées, je regarde un
livre aux lignes non pas raturées mais effacées. Paragraphes troués de blancs
qui ne demandent qu’à jaunir ou accueillir des mots nouveaux pour que les
phrases perdurent sur leur support de papier, jusqu’à ce que lui-même s’efface,
s’effrite ou se dissolve.
Je perçois de plus en plus clairement mon existence non
comme un chemin qui avance, mais plutôt comme un axe sur lequel se sont
agglutinées des expériences, des rencontres, un axe immobile, sorte de disque
dur où toutes mes données de vie sont inscrites. Elles m’ont façonnée et me
portent, ne reste qu’une seule inconnue, s’effaceront-elles lorsque le destin
chronophage m’aura effacée à mon tour de cette aire où se jouent les
destinées ?
Pantin le 29 décembre 2014
Note : après ce rêve, j’ai immédiatement téléphoné
pour prendre des nouvelles, ce n’était qu’un rêve, la sœur était toujours là.
Mais dans le même temps, une très grande amie à moi, Sœur Véronique nous quittait
et je ne l’ai appris que le 31 décembre.
Aujourd’hui je veux lui offrir à mon tour ces mots de Saint Bonnaventure
qu'elle m'avait adressés un 18 janvier 2004 et qui sont toujours là, sur mon bureau,
près de sa photo :
« À cette source de vie et de lumière, accours donc,
qui que tu sois. »
Adamante
Terminer l'année sur un deuil nous avons connu en 2013... et ce n'était qu'un enfant encore, un bébé... certes la mort fait partie de notre destinée, celle de autres, la nôtre, mais on ne se fait jamais à ce genre d'annonce...... amicales pensées Adamante...
RépondreSupprimerJe me souviens. L'absence, il nous faut composer avec et continuer, lâcher aussi, pour l'harmonie. Merci de ton amitié, JB, merci.
SupprimerLes rêves sont importants et nous apprennent souvent les départs de ceux qui nous sont chers...
RépondreSupprimerJe comprends mieux ta tristesse... et pourtant, j'ai envie de te dire que soeur Véronique ne voulait certainement pas que tu sois triste en ce jour...
Pensées pour ton amie disparue, pensées pour toi qui la pleures, et tous mes voeux pour ce que l'année t'apportera encore de joies à partager, en pensant à ceux qui ne sont plus là, mais seulement sur un chemin d'à côté d'où ils veillent.
Passe une douce soirée.
Tu as raison Quichottine, quelle étrange fin d'année. Je la sais présente ma petite sœur et sans aucun doute souriante. Merci et tous mes meilleurs vœux à toi aussi.
SupprimerJe sais que toi qui pratique le qi gong peux percevoir tellement de choses étrangères à bien d'autres. Tu sais donc que qu'elle te parlera autant que tu auras besoin. Le vie du corps s'arrête mais ... comme c'est étrange ces ressentis.
RépondreSupprimerComme je comprends ta peine.
Amitié Adamante
Ton texte confirme ma réticence à souhaiter une bonne et heureuse année pour donner bonne conscience ...et pourtant je le fais . Alors je te souhaite seulement de surmonter ta peine au fil du temps .
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